La légende du Cacafuego

Dans son court roman Le Monde du bout du monde, Luis Sepúlveda retranscrit l'histoire qu'un marin, le Capitaine Jörg Nilssen, lui aurait raconté alors qu'il se trouvait en sa compagnie dans les îles de l'extrémité sud du Chili. Selon le récit du marin, la légende du Caleuche, un vaisseau fantôme croisant, la nuit, dans les eaux de l'île Chiloé, serait en réalité inspirée de l'histoire du galion espagnol Nuestra Señora de la Concepción, lequel a bel et bien été attaqué le 1er mars 1579 (en 1577, selon Jörg Nilssen) par le corsaire Sir Francis Drake, qui s'en est emparé avec sa cargaison d'or, de pierres précieuses et d'argent. C'est à ce dernier que l'on doit le surnom Cacafuego à ce navire.

Le récit qui va suivre diffère cependant en de nombreux points des relations considérées comme historiques et avérées. Luis Sepúlveda ne garantit en aucune façon l'authenticité de sa narration, et les amateurs de son univers romanesque savent bien qu'il aime rapporter les histoires inventées autant qu'il aime les inventer lui-même. Et il conclut son anecdote d'une manière qui laisse planer le doute : « Peut-être que le Cacafuego est le Caleuche. Et, sinon, quelle importance ? Il y a assez d'espace, dans ces eaux, pour beaucoup de vaisseaux fantômes… ».

Selon ce récit donc, le Cacafuego n'a jamais été revu, sinon en tant que vaisseau fantôme, et son immense trésor serait resté sur une des innombrables îles de l'archipel chilien. Pure légende ?

L'histoire racontée par Luis Sepúlveda

Regardez. Cette tache verte à bâbord, c'est la côte nord de l'île Melchor, séparée de l'île Victoria par un canal de quelques mètres seulement de large, et peu profond. Ce canal sans nom débouche à l'ouest sur une baie face aux îles Kent et Dring, et c'était autrefois un bon refuge pour les boucaniers. Mon père a navigué dans ce canal et c'est à lui qu'on doit les mesures des fonds qui figurent sur les cartes. Ça se pourrait bien que la légende du bateau fantôme, le Caleuche, soit née dans cette baie, même si, à l'origine, le navire portait un autre nom : le Cacafuego.

attaque du Cacafuego, gravure de John June
Sir Francis Drake attaquant le Cacafuego, un riche vaisseau espagnol (d'après une gravure de John June).

— Le Cacafuego ? C'est la première fois que j'entends ce nom.

— Ça ne m'étonne pas. Son premier capitaine s'appelait Alonso de Méndez et il n'est resté à ce poste que trois semaines. Il est mort pendu au grand mât sur l'ordre de son successeur, Francis Drake.

— Drake le pirate ?

— Lui-même. Sir Francis Drake. En 1577, Francis Drake a franchi le détroit de Magellan avec une flotte de six brigantins. Un seul, le Golden Hind, a survécu à la traversée, et Drake s'est dirigé avec lui vers le nord en pillant quelques villes du Chili, puis du Pérou. Au Callao, il a eu la chance de tomber sur le Cacafuego, un navire construit dans les chantiers du Nouveau Monde, mal armé, mais excellent pour le transport. Le Cacafuego avait une grosse cargaison d'or et d'argent, si grosse que Drake n'a pas pu le transborder sur le Golden Hind pour couler ensuite le navire espagnol.

Le pirate devait choisir : ou traîner le lourd Cacafuego comme un boulet vers le nord, à la recherche de nouveaux butins et surtout de quelques bons navires pour y transborder les précieux métaux, ou laisser sa prise sous le commandement d'un homme de toute confiance. Il a choisi la seconde solution et nommé William O'Barrey, un Irlandais sanguinaire dont la tête avait été mise à prix par la ligue hanséatique, capitaine du Cacafuego.

Ça se passait pendant l'hiver 1577. Drake savait qu'aucun navire espagnol ne viendrait du sud, et il s'est donc lancé toutes voiles dehors vers le nord, dans l'espoir de surprendre d'autres embarcations espagnoles à l'embouchure du Guayas. O'Barrey est resté, avec un équipage de trente hommes et la consigne d'attendre le retour de Drake.

À l'époque, il n'existait chez les pirates que deux motifs de mutinerie : la faim et l'or. C'est le second qui a poussé l'Irlandais à la désobéissance et, en juillet de la même année, il a hissé les voiles pour mettre le cap au sud, son bateau chargé à ras bord. En trois mois O'barrey a réussi à faire deux mille cinq cents milles et, en octobre, une forte tempête l'a surpris tout près de l'endroit où nous sommes, presque devant l'île Lemu.

Le navire trop chargé ne lui permettait pas de gagner la pleine mer pour se mettre à la cape, et il a cherché refuge dans le golfe formé par les îles Melchor, Victoria et Dring. Il aurait mieux fait de s'abstenir car, quand la tempête s'est calmée, il a découvert trois navires de la flotte espagnole qui lui bloquaient la sortie. Il avait trop tardé dans sa tentative de gagner le détroit de Magellan. Le Cacafuego n'avait pour se défendre que deux canons et les mousquets de l'équipage. Les navires espagnols, eux, étaient bien équipés en artillerie, et les corsaires savaient que la corde les attendait. O'Barrey, trop optimiste, croyait pouvoir compter sur l'indulgence des assiégeants en échange de la livraison du butin, mais les pirates ne lui ont pas pardonné sa lâcheté : ils l'ont pendu au même mât que l'infortuné capitaine de Méndez.

À la tombée de la nuit, un épais brouillard s'est abattu sur le golfe et les assiégeants ne se sont pas aperçus que le Cacafuego prenait la fuite.

Les pirates ont parcouru cinq milles au sud du golfe et, par un passage très étroit qui sépare les îles Victoria et Dring, ils ont débouché dans les eaux du canal que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Darwin. Ils étaient drôlement bons navigateurs, ces pirates, et leur timonier devait être un type qui pensait avec les mains. Le brouillard a dû couvrir le littoral plusieurs jours durant : impossible, sinon, de s'expliquer comment les assiégeants ont mis quatre jours pour retrouver le navire fugitif à quatre-vingt-dix milles au sud, dans l'entrée du golfe de Penas, qui s'appelait à l'époque le golfe de Peñas : ce sont les cartographes anglais qui ont modifié son nom en enlevant l'accent sur le n.

Les Espagnols auraient pu attaquer les pirates dans le golfe, mais ils ne l'ont pas fait, probablement pour éviter que les assiégés coulent le navire. En pendant le capitaine O'Barrey, les pirates avaient montré qu'ils n'étaient pas disposés à se rendre, et les Espagnols les ont laissé s'engager dans le canal de Messier. Les Espgnols ne connaissaient pas les canaux. Les canaux, ça ne les a jamais intéressés, pas plus que les terres du sud du monde, ils étaient peut-être terrorisés par les descriptions des monstres et des créatures de cauchemar qui étaient supposés habiter les îles. La seule fois qu'ils ont montré de l'intérêt pour ces régions, c'est quand Francisco de Toledo a ordonné la conquête de Trapananda, nom qui demeure encore un mystère, et il fallu pour ça qu'il soit poussé par l'hypothétique richesse de la fabuleuse cité perdue des Empereurs, rien de moins. Bref, les Espagnols ont laissé les pirates entrer dans le canal de Messier et ils ont attendu que la faim et le désespoir les fassent ressortir en pleine mer.

Pour être sûrs de ne pas les perdre une nouvelle fois ils s'étaient partagé la surveillance du littoral. Un navire est resté dans le golfe de Penas, à l'entrée nord du canal. Un autre s'est avancé de cent milles au sud, jusqu'à la sortie du canal de Dinley, et le dernier s'est posté entre l'île Madre de Dios et la baie Salvación.

C'était une manœuvre intelligente : les pirates devaient bien sortir un jour, et à supposer qu'ils veuillent faire par les canaux les cinq cents milles qui les séparaient du détroit de Magellan, le navire posté devant la baie Salvación les verrait et pourrait leur bloquer le passage.

L'attente s'est prolongée quatorze mois et le Cacafuego ne donnait toujours pas signe de vie. Finalement les poursuivants, renforcés par quatre nouveaux navires, se sont lancés dans les canaux à leur recherche. Ils ne les ont jamais retrouvés. Personne ne sait si le Cacafuego a atteint un jour la pleine mer, mais il existe chez les Onas, les Yagans et les Alacalufes des centaines de légendes qui parlent d'individus blonds débarquant de l'or dans les îles pour alléger leur bateau. Et les légendes disent que les matelots vident les cales mais qu'ils les retrouvent pleines en revenant à bord. Il y a aussi beaucoup d'îliens qui jurent qu'ils ont vu un bateau aux voiles en lambeaux naviguer lourdement, et qu'ils ont entendu dans le brouillard les lamentations de son équipage, toujours à la recherche de la liberté de la pleine mer.

J'ai connu des marins, comme le vieil Eznaola, un Basque de Puerto Chaitén, qui sortent encore en arborant sur leur cotre des pavillons d'amnestie, pour mettre fin à la malédiction du pirate O'Barrey et tirer ces pauvres diables de leur enfermement.

Peut-être que le Cacafuego est le Caleuche. Et, sinon, quelle importance ? Il y a assez d'espace, dans ces eaux, pour beaucoup de vaisseaux fantômes…

Extrait de Luis Sepúlveda, Le Monde du bout du monde, traduit par François Maspero, Seuil, coll. Points, Paris, p. 100-104.